mercredi 14 novembre 2012

Entretien avec Gwenaëlle Aubry, en lice pour le Goncourt des Lycéens.


Nous avons eu la chance de nous entretenir avec Gwenaëlle Aubry à propos de son dernier ouvrage "Partage" qui figure parmi les livres sélectionnés pour le Goncourt des Lycéens...



Nous retrouvons en lice à ses côtés Joël DickerJérôme FerrariLinda Lê etJoy Sorman. Le résultat du Goncourt des Lycéens sera dévoilé demain et clôturera la saison 2012 des prix littéraires.
En attendant nous vous invitons à découvrir l'interview exclusive que nous a accordé Gwenaëlle Aubry. Nous la remercions d'ailleurs chaleureusement d'avoir pris le temps de nous répondre.
[EL] Pourquoi avez-vous décidé d’aborder ce thème ? Est ce que vous avez été  inspiré par quelque chose de particulier ? 
[GA] On ne sait jamais vraiment pourquoi un livre- et, avec lui, un morceau de réel- s'impose jusqu'à vous capturer. Et il est bon, je crois, de préserver cette opacité. Tout ce que je peux dire, c'est que ce ce livre s’est imposé à moi, il y a dix ans déjà, comme à la fois nécessaire et impossible. J'avais, pendant la seconde Intifada, découpé dans un journal les portraits d’une kamikaze et de sa victime, si semblables de corps et de visage qu’il avait été impossible, après l'attentat où elles ont toutes deux trouvé la mort, de les distinguer. Je me souviens aussi d'avoir lu, quelques années après, le témoignage d'une femme qui avait renoncé à se porter candidate au "martyr". Elle était mère d'une petite fille qui porte le même prénom que l'une des miennes: et peut-être que du même coup cette question-là- qu'est-ce qui se passe entre un corps de femme et une bombe?- est devenue encore plus insistante. Juste après la parution de Personne, le projet de Partages s’est imposé avec une telle force que je pouvais plus lui résister. Je pourrais donner des réponses raisonnables, dire, par exemple, que le conflit israëlo-palestinien met en jeu toutes les failles, toutes les fractures du contemporain, qu'il pose de façon suraiguë la question de la mémoire, du religieux etc. Je pourrais dire aussi qu'on a affaire, à travers lui, à un conflit essentiel, un pur conflit tragique, au sens antique du terme, l'affrontement de deux vérités irréconciliables (Amos Oz le dit très bien: ce n'est pas un western, mais une tragédie, une lutte du bien contre le bien). Or je suis nourrie de tragédie grecque. Mais ce qui est peut-être plus essentiel, c'est que j'ai écrit ce livre à partir de mes propres hantises, de deux lieux de pur effroi: un corps de femme qui se fait exploser, et le traumatisme, récent, et ineffaçable, de la Shoah. L'écriture est un art du mouvement, de la vitesse, du rythme - en tant que telle, elle délivre une pulsation essentiellement vitale qui est, pour moi, une façon de me soustraire à la fixité de la hantise et du cauchemar. On lit, dans la mystique juive, l'idée, très belle, selon laquelle tout le mal, toute la violence du monde tiennent à l'absence d'une lettre. L'envers de cette idée, c'est que la réparation- le tikkun, pour parler là encore comme Kabbale, tient à une lettre, tient à la lettre. Je veux croire que l'écriture est le lieu d'une réparation.
[EL] Ce livre permet de donner une forme humaine et de sentir la violence d’une situation actuelle, vous parvenez à nous la faire vivre de l’intérieur, est-ce volontaire de rendre ce conflit plus « humain » et moins « médiatisé » qu’il ne l’est aujourd’hui ? 
[GA] Ce travail-là, d'incarnation, est tout simplement celui du roman, de la littérature, qui permet d'habiter, même fugitivement, le corps d'un autre. Il est vrai que je n'ai pas écrit ce livre en surplomb, dans une position souveraine de juge, pas plus qu'avec une visée polémique d'essayiste: j'étais moi-même dans un grand partage, une sorte de déchirement intérieur. Dire "je" successivement avec ces deux voix n'allait pas de soi. Il m'est arrivé de penser, tandis que j'écrivais, que je n'y arriverais pas, que je ne pourrais plus passer de l'une à l'autre, traverser la frontière. Mais écrire, c'est être l'apatride des deux camps, de tous les camps. David Grossman le dit: l'une des puissances de la littérature, c’est de manifester que l’ennemi mythologique est un homme aussi torturé, désespéré et terrifié que nous-même. Je crois d'ailleurs que si le lecteur accepte l’expérience du « je » alterné, alors il peut sortir de la logique, unilatérale, rigide et perpétuée, du conflit: alors une brèche, même infime, peut s'ouvrir dans le mur, dans tous les murs, intérieurs et extérieurs.
[EL]Comment avez-vous réussi à vous mettre dans la peau des personnages ? 
[GA] Certaines rencontres ont été déterminantes, m'ont livré quelque chose comme une clef sensible de Sarah et Leïla. La première, avec une jeune femme, rencontrée dans un camp de réfugiés et qui, alors que je l’interrogeais sur la première Intifada et sur son enfance, m’a dit deux choses: qu’elle n’avait pas eu d’enfance, et que ce qui lui restait de cette période-là, c’était une maladie de peau, comme si son corps lui-même avait été colonisé. La seconde, avec une jeune fille, juive d'origine polonaise, comme Sarah, qui me racontait que quand elle était enfant et que quelqu’un mourrait dans sa famille, on lui disait qu’il était en Israël. Vient un moment dans le livre où Sarah croit comprendre que les religieux qu'elle croise dans la Vieille Ville, les femmes en chapeau cloche etc, qu'elle voyait d'abord comme des fantômes surgis des archives de Yad Vashem, ne sont pas morts mais qu'ils sont leurs morts- ce qui est très différent. Qu'ils sont engagés dans l'entreprise, folle et magnifique à la fois, qui consiste à restituer leurs morts à la présence. Et puis il y a eu aussi le temps passé là-bas- l'expérience sensible de la lumière, des couleurs etc. D'ailleurs le livre, jusque dans sa structure formelle, s'est construit à l'image de Jérusalem, de ses dédales, ses enchevêtrements. Ce livre, c'est aussi la forme d'une ville.
[EL] Partages confronte les notions de ce qui unit et de ce qui divise, et les deux personnages se rassemblent autour de ces 2 items, comment êtes-vous parvenue à jongler entre ces ambivalences? 
[GA] Ce mot-là, "partages", dans son ambivalence, porte en effet le projet du roman, et jusqu'à sa construction et son mouvement - puisque ce qu'il raconte, c'est, finalement, l'envahissement de deux corps de 17 ans par des fantômes, par la mémoire familiale, par les peurs des mères, la honte des pères etc. Or cela que Sarah et Leïla est en partage est aussi ce qui les partage, les divise, les dresse l'une contre l'autre. J'ai travaillé comme ça, en composant des systèmes d'échos, de variations, de contrepoints. Ce mode de composition, musical, est de toute façon le mien, c'est lui, bien plus que la linéarité du récit, qui donne leur ossature à mes livres. 

Pour découvrir la suite de l'interview, rendez-vous sur Entrée Livre.

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